- HONG LOU MENG
- HONG LOU MENGAu milieu du XVIIIe siècle, Le Rêve dans le pavillon rouge (Hong lou meng ), chef-d’œuvre du roman chinois, présente, avec réalisme et poésie, le déclin de la société féodale, en une fresque grandiose qui sert de toile de fond à une histoire d’amour au dénouement tragique. Toutes les familles lettrées de la capitale se faisaient gloire d’en posséder un exemplaire. L’œuvre se répandit rapidement à travers la Chine entière.Une vie romanesqueL’auteur, Cao Zhan, plus connu sous son nom social Cao Xueqin, a vécu entre 1715 et 1764, sans qu’il soit possible de donner des dates précises. C’était un génie multiforme: romancier, poète, peintre, calligraphe, chanteur, joueur de cithare, danseur aux épées. Il naquit à Nankin, dans une grande famille chinoise profondément pénétrée des mœurs et coutumes mandchoues. Son bisaïeul avait été nommé en 1663 intendant des soieries impériales de Nankin, poste occupé dès lors pendant cinquante-huit ans par quatre membres de la famille: outre le bisaïeul de l’auteur, son grand-père, son oncle et son père, Cao Fu. Durant tout le règne de Kangxi (1662-1722), les Cao furent comblés d’honneurs et de richesses; mais les revers commencèrent pour eux à l’avènement de Yongzheng (1723-1735). Ce souverain révoqua Cao Fu en 1727 et, l’année suivante, ordonna la confiscation de ses biens. Les Cao vinrent alors s’installer à Pékin, où le romancier devait passer une bonne partie de sa vie. Après avoir connu un regain de faveur au début du règne de Qianlong (1736-1796), la famille Cao fut frappée d’une disgrâce définitive vers 1745.Privé de sa maison familiale qui était tombée sous le coup de la confiscation, Cao Xueqin habita divers quartiers de la capitale. C’est en 1756, au concours provincial de Pékin, qu’il fit la connaissance des deux frères Dun Min (1729 - apr. 1796), et Dun Cheng (1734-1791), dont l’amitié lui demeura fidèle jusqu’à sa mort. Grâce aux poèmes que lui ont adressés ses amis, on connaît certains détails de son existence. Il dut quitter Pékin pour se réfugier, à une vingtaine de kilomètres, dans un village situé au pied de la montagne de l’Ouest. Il y mena une existence misérable avec son fils et sa femme épousée en secondes noces. Son fils fut emporté lors d’une terrible épidémie de variole qui sévit entre mai et novembre 1763. Malade lui-même et accablé par la douleur de ce deuil, le romancier mourut quelques mois plus tard. Un commentateur contemporain écrivit: «Ses larmes étant taries, l’auteur mourut la veille du nouvel an, laissant son livre inachevé.»Le roman d’une vieDu vivant de Cao Xueqin, son roman, qui compte aujourd’hui cent vingt épisodes, n’avait circulé que sous forme manuscrite, comportant uniquement les quatre-vingts premiers récits sous le titre Mémoires d’un roc (Shi tou ji ). Il avait rédigé les titres des quarante derniers récits et le texte de certains d’entre eux; mais ce travail a disparu. Les quarante derniers récits, dus à un auteur inconnu, ont été remaniés et complétés par Gao E et Cheng Weiyuan entre 1788 et 1791. Le livre complet, avec le titre actuel, parut pour la première fois en 1791. Le succès en fut foudroyant. Une seconde édition, revue et corrigée, fut publiée l’année suivante.Écrit en pur dialecte de Pékin, Le Rêve dans le pavillon rouge , animé par ses quatre cent quarante-huit personnages parfaitement individualisés, avec ses innombrables intrigues enchevêtrées les unes aux autres, suscita dès sa parution les interprétations les plus fantaisistes. En fait, ce n’est ni un roman à clef, ni un roman mystique, ni même un roman autobiographique, mais un chef-d’œuvre classique du réalisme, reflétant tous les aspects de la société chinoise au XVIIIe siècle. L’amour de Jia Baoyu et de sa cousine Lin Daiyu constitue l’épisode central et sert de fil conducteur au récit. Héritier d’une grande famille, adulé par sa grand-mère qui est elle-même une des figures marquantes de l’ouvrage, Baoyu est un garçon rêveur, romanesque et précocement voluptueux. Doué d’un esprit de contestation, il se rebelle contre toutes les contraintes familiales ou sociales, contre le système des concours qui conduisent aux carrières officielles. Il répugne à fréquenter mandarins ou dignitaires, «pillards de l’État», qui pratiquent «la pêche des titres et le marchandage de réputation». Il vit dans un parc magnifique où se dressent de somptueux pavillons occupés par ses sœurs, belles-sœurs et cousines, chacune entourée d’un essaim de soubrettes. Parmi toutes ces jeunes filles, Lin Daiyu, une cousine du côté paternel, reste sa préférée. Mais une autre cousine, Xue Baochai, nièce de sa mère, cherche également à le conquérir. «Sa tenue témoigne d’une parfaite correction, son visage montre une grande beauté, et comme elle sait tenir compte des situations, elle s’est concilié le cœur de tout le monde.» Aussi les parents de Baoyu décident-ils de lui faire épouser Baochai, en usant d’une substitution pour éviter un refus du jeune homme. Daiyu meurt de désespoir le jour même du mariage de son cousin; quant à Baoyu, ayant découvert la supercherie et appris la fin de sa bien-aimée, il quitte la maison paternelle pour se faire moine bouddhiste. C’est par cet acte négatif qu’il entend protester contre le système de mariage qui opprime la jeunesse chinoise depuis tant de siècles.Roman d’amour, roman socialCe renoncement au monde et le sentiment de la vanité de l’amour ne sont pas les idées maîtresses du livre, bien que cette thèse ait été soutenue par Yu Pingbo, dont les théories ont soulevé en Chine une grande controverse amorcée en septembre 1954. Cette controverse, qui s’est étendue sur plusieurs années, a eu tout au moins un résultat fécond: les études minutieuses de divers critiques ont révélé bien des aspects nouveaux de Cao Xueqin et de son œuvre. Il apparaît que, loin de prôner le renoncement, l’auteur exalte l’amour idéal fondé sur le consentement mutuel et l’harmonie des pensées; il l’analyse avec une profondeur et une délicatesse qui mettent le Hong lou meng au premier plan de la littérature romanesque.Mais l’œuvre ne se réduit pas à une simple intrigue amoureuse. Grâce à sa propre expérience nourrie de la tradition ancestrale, Cao Xueqin montre, à travers la grandeur et la décadence de la famille Jia, le déclin inéluctable de la classe féodale, exploitant jusque-là le peuple. D’une part, il dépeint la vie fastueuse des privilégiés à travers le petit univers des deux palais voisins de la Paix et de la Gloire: intrigues, tantôt galantes, tantôt sordides, loisirs frivoles, organisation de fêtes ou de banquets au cours desquels les jeunes, en particulier, font assaut d’esprit. D’autre part, il dénonce avec ingéniosité, en touches discrètes, l’hypocrisie des institutions traditionnelles, l’exploitation de l’homme par l’homme qui se fonde sur le système de l’esclavage et de la justice illusoire.Le Rêve dans le pavillon rouge , miroir de la société chinoise du XVIIIe siècle, avec sa douceur de vivre et ses misères, avec sa splendeur apparente et ses tares secrètes, peut être considéré comme un des plus grands monuments de la littérature universelle.
Encyclopédie Universelle. 2012.